« Charlotof découvrit que la célébrité
N’est pas toujours issue d’une langue bien maniée. »
Pièce n° 8 pour confinés : « De l’utilité de zozoter. »
Moscou, année 1917.
LE NARRATEUR :
La révolution russe a marqué notre histoire.
Lénine et ses compères construisaient la victoire.
Pour tous les bolcheviques, ce n’était pas aisé
Car le grand chef avait des problèmes pour parler.
LENINE :
Camarade Charlotof, toi qui es philosophe,
Il faudrait me prouver que tu as bien l’étoffe
D’une révolutionnaire capable de trouver
Des arguments valables qui pourraient soulever
Un monde martyrisé, voulant se libérer
Du joug des Romanov, tyrans insupportables,
Montrant une arrogance souvent inacceptable,
Qui, grâce à la sueur du peuple des moujiks,
S’enrichissent sur le dos de nos services publics,
Que nous avons bâtis, durant des décennies
Pour la plus grande gloire de notre mère patrie,
Car la Russie se doit d’être le seul étendard
Des peuples qui résistent aux visées des barbares
Qui sont à nos frontières et qui veulent imposer
Des idées d’exploiteur qu’il nous faut condamner,
Car en les acceptant, nous serions des esclaves
De ces dégénérés, d’origine moldave,
Ce qui est impensable pour un libérateur
Qui n’aspire qu’à construire la nation du bonheur.
CHARLOTOF :
Dites-moi, camarade. Sans vouloir vous vexer,
J’ai du mal à comprendre vos phrases alambiquées.
LENINE :
Oui, je sais, très souvent, on m’a fait remarquer
Que mes phrases sont trop longues et jamais ponctuées,
Déformation pénible que je tire de l’enfance
Et qui fait que j’ai la très fâcheuse tendance
A vouloir terminer avant de commencer,
Ce qui, en politique, pourrait bien me gêner,
Car comme j’ai toujours peur d’oublier mes idées,
Je dis tout d’un seul coup dans des phrases rallongées.
CHARLOTOF :
Camarade, je dois dire que c’est la première fois
Que je vois un leader qui parle comme cela.
LENINE :
Je vais te raconter pourquoi j’ai cette manie
Résultant d’un défaut compliquant toute ma vie
Car quand j’étais enfant, j’avais un vrai problème
Avec les syllabiques et avec les phonèmes
Que je n'arrivais pas à dire correctement
Donnant à mes paroles des sons incohérents
Ce qui, tu en conviens, peut compliquer la vie.
CHARLOTOF :
En terme très savant, on parle de dysphasie !
LENINE :
C’est cela, mon amie. Mais en plus, je souffrais
D’un bégaiement tenace et puis, je zozotais.
Mes copains rigolaient et ma mère pleurait,
Voyant que je traînais une image de taré.
CHARLOTOF :
Avoir une dysphasie, avec un bégaiement,
Devait être pénible…. Surtout en zozotant !
LENINE :
J’en fus traumatisé et bien sûr complexé,
Si bien que mes parents, voulant me faire soigner
M’emmenèrent de force chez un orthophoniste
Qui, de suite, m’obligea à apprendre une liste
De phrases incohérentes et dures à prononcer
Mais qui n’avaient qu’un but : me forcer à parler
En exerçant ma langue à dire des mots idiots,
Tout en reprogrammant les neurones du cerveau,
Qui, en étant sincère, fonctionnèrent beaucoup mieux
Même si, tu peux le voir, mes dires sont ennuyeux.
Et j’ai dû répéter, un bon millier de fois
Des phrases que, bien souvent, je ne comprenais pas,
Mais au bout de quatre ans, je les eus en horreur,
Détestant chaque mot qui faisait mon malheur.
Les effets furent terribles ; j’en devins obsédé
Par ces mots imbéciles, trop souvent répétés.
CHARLOTOF :
Quel genre de phrases était-ce ?
LENINE :
…………………………………. Des bêtises à pleurer !
Je vais te les citer et tu pourras juger.
« Le roi Eloi n’aboie que trois fois dans le mois »
CHARLOTOF :
Et quel en fut l’effet ?
LENINE :
………………………. Je déteste les rois
Et je ne supporte plus la bidoche qui aboie.
« La princesse, qui paresse, caresse des fesses d’abbesse »
CHARLOTOF :
Je devine les effets !
LENINE :
…………………………. J’exècre les princesses,
J’abhorre les abbesses et ne touche pas les fesses.
« Le tsar tartare part tard car César, star notoire,
Gloire des anars, amarre tard son lard de bâtard »
CHARLOTOF :
L’effet est prévisible !
LENINE :
…………………….. J’ai en horreur les tsars,
Les anars et les stars. Par contre, j’adore la gloire !
Le lard ne me va pas ! Je mange du pain de mie,
Le bâtard me donnant, une sorte d’allergie.
« La mince junte du prince feinte, évince et rince l’absinthe »
CHARLOTOF :
On peut imaginer !
LENINE :
………………………. Je honnis tous les princes
Et je ne supporte pas les gens qui sont trop minces.
L’absinthe est une boisson qui ne me convient pas,
Et je m’astreins à ne boire que de la vodka
Même si mon médecin, me l’a déconseillé.
« L’altier potier rentier héritait en entier
De la tune d’une fortune, opportune, en agrumes »
Cette phrase ne se comprend que si on a un rhume.
Elle est trop difficile… Il faut savoir la faire !
CHARLOTOF :
Le résultat sur vous ?
LENINE :
…………………………. La fortune m’exaspère,
Et les potiers m’ennuient. Je hais tous les agrumes
Et si on parle de tune, je vole dans les plumes.
« Partons, car le patron poltron parle pognon »
CHARLOTOF :
C’est presque une évidence !
LENINE :
……………………………… Les patrons sont des cons !
Voilà, je t’ai cité quelques phrases imbéciles
Qui font que je ne suis pas toujours très habile
Dans l’élaboration d’un discours bien pensé
Et c’est bien pour cela que je t’ai fait mander
Car tu es philosophe et tu sauras me dire
Ce que je dois trouver pour abattre l’empire.
CHARLOTOF :
Je crois, cher camarade que le travail est fait.
Tu m’as livré, ce soir, tous les principaux traits
Qui feront l’ossature d’une nouvelle politique.
LENINE :
Ah bon ! Où vois-tu ça ?
CHARLOTOF :
………………………. Il faut que je t’explique.
Tu dois être crédible dans tes orientations.
Il faut que l'on puisse dire "Lénine n'est pas un con !"
Tu dois donc te baser sur toutes les répulsions
Dont tu as hérité de ton éducation.
Il faut d’abord occire l’ensemble des patrons
Qui veulent vous exploiter et gagner du pognon.
Puis il faut interdire les immenses fortunes ;
De même, tu dois proscrire le lard et les agrumes.
Il faudra supprimer le tsar et les princesses
Et être vigilant sur les fesses des abbesses.
On ne devra jamais consommer de l’absinthe
Et tu décréteras la déchéance des princes ;
Le goulag pour tous ceux qui mangent des steaks tartares,
La stérilisation pour les pères de bâtards ;
Tu feras fusiller les étudiants anars
Car ils ont trop tendance à se prendre pour des stars.
Il faudra enfermer des milliers de rentiers
Et faire décapiter tous ceux qui sont potiers.
LENINE :
Cette idée ne sera pas appréciée du peuple.
CHARLOTOF :
Un dirigeant ne peut se plier à la meute.
Tu dois être sévère, dur et impitoyable.
Tu dois éradiquer la caste des notables.
Un bolchevique ne doit pas avoir de remords,
Ou s’il en avait un, c’est un bolchevique mort.
LENINE :
Mais j’ai peur d’être pris pour un vrai dictateur ?
CHARLOTOF :
Tu en auras la force, le courage et l’honneur.
Tu as été forgé par un orthophoniste
Qui a fait que ta langue et que tes mots existent.
Alors, sois comme tu es… Haïssant les pervers !
Sois pour le peuple russe, un révolutionnaire.
LENINE :
Je n’aurais jamais cru qu’en zozotant autant,
J’aurais un tel destin… En tous cas, c’est parlant.
EPILOGUE DE : DE L’UTILITE DE ZOZOTER.
LE NARRATEUR :
Bien sûr, tous les grands hommes n’ont pas le même parcours.
Un destin national se construit, jour à jour
Et il n’est pas courant qu’un trouble orthophonique
Donne les orientations d’une œuvre politique.
Pourtant, Lénine avait des troubles de la diction
Qu’il avait soignés par la rééducation.
Cela lui a donné beaucoup d’a priori
Qui ont eu un impact sur toute la Russie.
Charlotof fut sacrée « Ame grise du Kremlin ».
Pour tous les bolcheviques, elle montra le chemin
De la révolution et de la vraie justice.
Le peuple peut aimer un boucher qui pratique.
Car, quand on veut lutter contre certaines idées,
Il faut savoir tuer et vouloir épurer ;
De tous temps, on l’a fait, sans même le regretter
Sauf quand il a fallu sacrifier les potiers.
Dans une révolution, il arrive bien souvent
Qu’on perde des repères et, sans discernement,
On massacre et on viole, au nom du peuple roi.
On ne fait que changer de tyran et de loi.
Lénine a pu garder sa façon de parler.
Il faisait des discours aux phrases démesurées.
Le peuple admiratif ne le comprenait pas.
C’est comme ça qu’on invente les critères de la foi.
Si un jour vous voulez devenir un leader,
Sachez être violent et maniez les rancœurs ;
Et pour être l’objet de la vénération
D’un peuple, n’usez pas de la ponctuation.
Lénine l’avait bien dit : « Un révolutionnaire
Doit avoir un langage qui ne sera pas clair.
Si un peuple comprend le discours d’un tyran,
Il n’aura pas l’envie d’aller plus de l’avant.
Un moujik ne veut pas d’une bonne éducation ;
Le savoir est nuisible à la révolution »
Toutes ces histoires écrites pendant le confinement
Sont réservées, bien sûr, à mes petits-enfants.
Même s’ils sont un peu jeunes pour saisir les tenants,
Ils comprendront tout ça quand ils seront plus grands.
Papy Poher