Le guérisseur
Un conte pour Paul.
Et nous voilà de retour au pays des gens bizarres. Vous savez ce pays où des gens bizarres vivent dans des endroits bizarres, parlent d’une façon bizarre et font des choses bizarres. En résumé : ils sont trop bizarres ! Notre héros légendaire, incomparable et exemplaire, s’appelle PMP, c’est-à-dire Paul Méchant Prout. Dans les épisodes précédents, vous avez pu juger de son courage, de sa vaillance, de son intelligence, de son acuité, de ses circonvolutions (ça ne veut pas dire grand-chose mais ça fait littéraire) et de la puissance de ses productions intestinales… Mais ce nouveau récit va surtout vous conter la folle épopée du fils de PMP, celui que tout le monde connait sous le nom de 3P. Pourquoi 3P ?
Simplement parce que, lors de sa naissance, personne n’avait prévu de prénom. PMP avait épousé, après un coup de foudre tonitruant (sur lequel nous reviendrons ultérieurement), une jolie bizarre portant le doux nom de Tranchede Rosbif. Elle était jolie, blonde comme un champ de patates (dans ce pays-là, les champs de patates sont jaunes), câline et courageuse comme pas une, ni deux, ni trois. Oui, tout cela… Car elle faisait le ménage, la vaisselle, la lessive, le bricolage, les comptes de la case, construisait le mur d’enceinte, s’occupait des animaux, faisait la plantation et la récolte des légumes. En un mot comme en cent, elle faisait tout. Pendant ce temps-là, PMP faisait le reste : il se grattait la tête afin de trouver des poux et de les manger ou il préparait l’apéro. Les tâches étant équitablement réparties, ils pouvaient vivre dans le bonheur. Après quelques mois de ce bonheur exemplaire, PMP et Tranchede furent heureux d’annoncer à la tribu qu’un bébé allait arriver.
Dès lors, le couple de futurs parents préparât la venue de ce nouveau trésor et, de son coté, toute la tribu était heureuse à l’idée de faire la fête. Mais, une malédiction devait planer au-dessus de la case de PMP. En effet, alors que celui-ci venait juste de partir pour une partie de chasse aux tricholédons, Tranchede annonça qu’elle allait accoucher et qu’elle ne pouvait pas attendre. Et le bébé arriva… plus vite que prévu. Et PMP n’était pas là ! Or Tranchede et PMP n’avait pas choisi de prénom pour la ou le futur nouveau-né. Or il fallait impérativement prendre une décision. On décida donc de réunir un conseil de famille afin de donner un prénom à ce petit garçon.
Les discussions furent rudes : Grolion, le grand-père voulait qu’on l’appelle Grolion, comme lui ; Cérumen Endiablé, sa grand-mère, voulait, elle, qu’on l’affuble du joli nom de Gazoulli Parfumé. Personne ne fut d’accord et Grolion affirma que ça ne faisait pas assez sérieux. « On n’imagine pas un chef de guerre qui s’appellerait Gazouilli Parfumé. » avait-il asséné d’un air sévère qui ne souffrait aucune contestation. Rototo mouillé, le frère de PMP, avait bien pensé à Machicouli Rotoalternatif mais c’était un peu trop compliqué. Grokako Pustuleux et Moumoule Parapide, les 2 sœurs avaient décidé, elles, de ne rien dire. De toutes façons, on n’écoutait jamais leurs avis. On avait peu de considération pour les femmes dans cette famille. L’intellect et le bon sens étaient toujours du genre masculin (ça ne veut pas dire grand-chose mais ça fait littéraire).
Finalement, en désespoir de cause et devant la mauvaise volonté du clan, Tranchede décida d’appeler le bébé Paul, comme son père. Mais figurez-vous qu’à peine Tranchede avait-elle annoncé sa décision que Grolion, après avoir bien examiné son descendant, s’écria d’un air catastrophé : « Regardez ! ses pieds sont tout petits ! » Effectivement, les pieds de Paul étaient très petits… Comme chez tous les bébés d’ailleurs. Immédiatement, un conseil de famille se réunit à nouveau et, après une concertation un peu houleuse, on décida d’un commun accord que son nom entier serait Paul Petit Pied, c’est-à-dire 3P.
L’enfance de 3P fut banale, oui tout à fait banale. Il grandissait comme les autres, mangeait comme les autres, jouait comme les autres, faisait pipi comme les autres et ses pieds grandissaient comme les pieds des autres… Bref, il était comme tous les autres. Sauf qu’il avait un don, comme un pouvoir surnaturel, quelque chose d’extrêmement rare : il chantait comme un pied (certains diront comme une casserole). Était-ce parce qu’il avait des pieds plus petits que normale ? Était-ce parce qu’il s’appelait Petits Pieds ? En tous cas, sa voix faisait tellement mal aux oreilles que celui qui osait l’écouter entrait dans une rage folle et incontrôlable. Oubliant toute retenue et toute mesure, il partait en courant et en hurlant. Et chose encore plus étrange : les dames trouvaient, elles, qu’il chantait très bien et tombaient sous le charme de sa voix de crooner. De fait, c’étaient une évidence : seuls les hommes étaient martyrisés par les chants de 3P. Pourtant, dans l’ensemble des malades de la tribu, certains hommes semblaient résister : quand 3P chantait, ils n’étaient pas effrayés par les chants ni charmés par sa voix suave. Ils étaient comme totalement indifférents. Ils étaient peu nombreux, certes, mais cette résistance aux traitements était un mystère.
On avait consulté le sorcier du village : pas d’explication ; puis le chaman de la tribu : pas de solution. Personne ne comprenait pourquoi 3P avait une voix qui avait un effet différencié selon les gens. Gropaté Encroute, le sorcier, résuma la situation ainsi : « Ton auditoire se résume à 3 catégories : la plupart des hommes sont effrayés par ta voix ; certains, mais ils sont peu nombreux, y sont totalement insensibles ; par contre, les femmes, elles, sont comme envoutées. C’est vraiment bizarre ». Et, en plus, 3P n’avait que 14 ans. Que se passerait-il quand il en aurait 40 ?
Mais quel était donc l’intérêt de rendre les hommes comme fous, me direz-vous ? C’est le sorcier Gropaté Encroute qui souleva le problème et qui fit une démonstration lumineuse. En effet, dès que 3P se mettait à chanter, les hommes se levaient et partaient en courant. Oui, uniquement les hommes !... Même les paralytiques qui, d’habitude, vivaient en charrette roulante ; même les culs-de-jatte (qui n’avaient plus de jambes) partaient en courant ; les aveugles, les handicapés ; ceux qui étaient gravement malades et qui se tordaient de douleur se levaient d’un seul coup, n’avaient plus mal et partaient en courant. Bref, la plupart des hommes, grands ou petits, blancs ou noirs, malades ou bien portants, partaient en courant dès que 3P entamait une chanson. Sauf, comme le fit remarquer Gropaté Encroute, certains résistants.
A ce phénomène étrange, Gropaté Encroute n’avait pas d’explication convaincante : il évoqua un problème d’hormone mâle, de sensibilité acoustique, de prédisposition génétique… Mais rien n’était flagrant. Faire des examens complémentaires s’avéra nécessaire.
On emmena 3P dans une clinique troglodyte où certaines matrones exerçaient l’art d’explorer le corps humain… Sachant que les résultats étaient bien souvent limités. Une matrone appelée Hyérème lui fit ouvrir la bouche et à l’aide d’une torche essaya d’examiner ses cordes vocales. Au passage, elle lui brula les poils du nez. Rien à signaler. Une autre exploratrice dénommée Secanére lui tapa sur le thorax avec une grosse pierre afin de jauger sa capacité respiratoire. Une dernière enfin, le plus brutale, celle qu’on surnommait Colos Copi lui enfonça un énorme roseau dans le derrière afin de regarder ses intestins et de voir si les sons étranges ne venaient pas de là. Elle ne réussit qu’à provoquer quelques petits prouts nauséabonds. Le bilan général, présenté à Gropaté était strictement normal et on n’avait aucune explication à ce étrangeté vocale
Mais devant l’effet remarquable des chansons de 3P sur les gens malades, le sorcier décida quand même qu’il avait enfin trouvé un guérisseur. « Tu es désormais le guérisseur dynamique, opocéphale et rotatoire d’un nouveau monde ! » (Ça ne veut pas dire grand-chose mais ça fait littéraire). Il faut savoir que le Pays des gens bizarres souffrait, depuis plusieurs années d’une désertification médicale : on ne trouvait plus de guérisseur, de rebouteux ou de magnétiseur. Impossible de se faire soigner. Tous les gens qui auraient pu faire office de guérisseurs partaient vers d’autres pays où ils étaient mieux payés : Le Tiboukistan, le Granboubalan ou le Teplumaran. La guérison d’une grippe oricéphale au Pays des gens bizarres vous rapportait 1 paquet de graines de carouble ; la même chose au Tiboukistan, c’était 2 poulets, une pastèque et 3 kilos de noyaux de cerises. Cela valait quand même la peine de s’exiler. Mais ce phénomène d’expatriation médicale n’était pas sans créer des problèmes. En effet, au Pays des gens bizarres, tout le monde dénonçait le manque de guérisseurs et accusait les sorciers de ne pas faire assez de formations. Dans les pays voisins, certains dénonçaient, par contre, l’immigration médicale trop intense et quelques partis extrémistes affirmaient qu’on devait supprimer les poulets et les noyaux de cerises pour les soignants venus de l’étranger et que la nation ne pouvait plus supporter un tel afflux d’étrangers.
Mais le Pays des gens bizarres avait enfin trouvé un guérisseur. Il était un peu jeune, certes, mais, comme dit l’autre, « la valeur n’attend pas le nombre des années » !
" Maintenant que tu es officiellement le seul guérisseur de la tribu, il va falloir que tu apprennes vraiment ton métier (Gropaté Encroute avait pris un air sérieux pour dire cela) Bien sûr, ta façon de chanter est le meilleur remède à presque toutes les maladies humaines… Même si tu ne guéris pas les femmes… Mais, d’un autre côté, on peut se poser la question : les femmes sont-elles humaines ? Il va falloir quand même que tu ailles voir un maître sorcier afin de connaitre certaines choses : la cause des maux humains, le pourquoi de leurs tourments et quelques procédures de guérison, quand ta chansonnette ne marche pas. Ce maître sorcier s’appelle Pacépaparla et habite dans le village d’à côté. Il connait toutes les vraies recettes de guérison.
- Des recettes… Mais je ne sais pas faire la cuisine !
- Non, ne t’inquiète pas, petit. Ce sont des recettes de manipulations, incantations, soupes, décoctions ou infusions qui te permettront d’améliorer ta pratique de l’art médical… Un complément à la chanson… Pour soigner les rebelles… Un guérisseur ne doit laisser personne au bord du sentier."
Après avoir dit au revoir à toute sa famille, 3P pris le chemin de l’ouest avec son baluchon, à la rencontre du savoir scientifique. Gropaté Encroute décida de l’accompagner jusque la sortie du village et ils quittèrent la demeure familiale sous les ovations des quelques guerriers présents. Bien entendu, toute la famille pleurait de le voir partir ainsi, pour si longtemps et sa grand-mère Cérumen Endiablé lui avait donné, comme porte-bonheur, un os de cachalot, pour le protéger des mauvaises intentions.
Mais arrivés à la sortie du village, quelle ne fut pas leur surprise de tomber groin à groin (car chez les guérisseurs et les sorciers, on ne dit pas nez à nez) avec un groupe de femmes, toutes habillées avec un gilet rose, et brandissant des pancartes. On pouvait y lire « Nous aussi, on a droit à la santé » ou « « Assez des passe-droits masculins » ou encore « SNCF= Soignez-nous comme femmes ». Certaines marchaient et faisaient le tour d’un rond-point, d’autres étaient carrément assises sur le rond-point. Gropaté s’approcha de l’une d’elles :
" Qu’est-ce qui se passe Sauterelle Excitée ? Pourquoi cette manifestation ?
- Y’en a marre de cette discrimination par le sexe ! Nous aussi, on veut être soignées par 3P. Pourquoi peut-il guérir les hommes et pas les femmes ? C’est encore une injustice intolérable et le peuple des femmes ne la supportera pas. Le sorcier pour tous !"
Et toutes les femmes reprirent en chœur « Le sorcier pour tous ! ».
" Tant que nous n’aurons pas satisfaction, nous occuperons le rond-point. Nous ne ferons plus la cuisine, nous ne laverons plus le linge et, en plus, (elle prit un air de défi et regarda Gropaté droit dans les yeux) nous boirons du vin, beaucoup de vin (ce qui est strictement interdit pour les femmes au Pays des gens bizarres). La classe virile dominante n’imposera plus un diktat nauséabond et chromosomique ! (Ça ne veut pas dire grand-chose mais ça fait littéraire). C’est le début de la révolution. Nous aussi, on a le droit à la santé. Le sorcier pour tous !"
Gropaté était effrayé : il n’avait jamais vu un tel mouvement social dans la tribu. Et si elles bloquaient le rond-point, on ne pourrait plus sortir les animaux, les charrettes à bras et les meules de foin. Plus grave encore : si elles restaient sur le rond-point, qui ferait le travail à la maison ? L’heure était grave mais la tension était aigüe (ou la tension était grave et l’heure était aigüe… Ca ne veut pas dire grand-chose mais ça fait littéraire...
" Allez 3P. Vas faire ton initiation. Moi, je m’occupe de ces furies. (Et prenant un ton plus bas) Essaie quand même de trouver un remède pour les femelles… On ne sait jamais, ça peut servir !"
Et pendant que Gropaté s’occupait de la meute révolutionnaire, 3P prit le chemin de l’ouest. L’aventure commençait.
Après 5 heures de marche, il arriva dans le village d’Oucéquetuva, dirigé par le grand chef Moivélaba et le sorcier Pacépaparla. Ce sorcier était réputé et respecté. Tout le monde l’appelait « Maitre ». Son savoir était immense mais il refusait, depuis longtemps, de révéler ses trucs et astuces. Pourtant, quand il apprit la venue de 3P, il accepta de le recevoir.
" Jeune 3P. Si je veux bien te rencontrer, c’est uniquement en souvenir de ton grand-père Grolion. Il a été un de mes bons amis et nous avons fait la fête ensemble. Alors, que puis-je pour toi jeune élève ?
- Voilà, Grand Maitre. J’ai un remède formidable pour guérir les gens : je chante… Très mal, je veux bien le reconnaitre, mais ça guérit tout le monde… Enfin presque tout le monde ! Car certains hommes, mais ils sont peu nombreux, sont insensibles à mon traitement et, ce qui est encore plus étonnant, les femmes ne sont jamais guéries… Et comble de bizarrerie, elles trouvent ma voix délicieuse et envoutante. Il y a là une problématique intergénérationnelle et ostentatoire qui nous échappe (ça ne veut pas dire grand-chose mais ça fait littéraire)
- J’ai déjà connu ça, déclara d’un air solennel Pacépaparla . Viens avec moi, jeune élève, je vais t’apprendre certains trucs."
Et ils sortirent pour rejoindre la case clinique où on soignait les habitants d’Oucétuva qui en avaient besoin. C’était la cour des miracles. Il y avait là des manchots, des culs-de-jatte, des borgnes, des aveugles, des gens estropiés et couverts de bandages sanglants, des sans-dents, des sans-oreilles, des sans-nez, des gros ventres, des sans ventres… Toutes les maladies du monde étaient réunies là.
" Essaie un peu ton traitement, jeune élève - dit Pacépaparla avec un petit sourire en coin."
Après avoir pris longuement sa respiration, 3P se lança dans une chanson mélangeant le yodel tyrolien, l’ioule sénégalaise, le bel canto finlandais et le cri du porc qu’on tente d’attraper par la queue. C’était une chanson bizarroïde, sans vraie mélodie, sans vraies paroles et qui laissait échapper des sons stridents semblables aux hurlements de Groskako Pustuleux quand on l’oblige à prendre un bain. En résumé, c’était une horreur.
Immédiatement, presque tous les malades se levèrent, même ceux qui n’avaient plus d’oreilles. Les culs-de-jatte fuyaient à toutes jambes, les manchots essayaient de se frayer un passage à tour de bras, les aveugles qui n’avaient pas vu le coup venir fermaient les yeux et tournaient en rond. C’était une cohue indescriptible. Pacépaparla resta stoïque au côté de 3P. Il faut dire qu’il avait pris la précaution de s’attacher avec une corde à un énorme poteau. Si bien que dès le début du tour de chant de 3P, il voulut s’enfuir mais ne put pas, étant retenu par le lien.
Quand 3P arrêta, il ne restait que 4 personnes : Pacépaparla, une jeune infirmière qui regardait 3P avec des yeux énamourés et 2 malades alités. Eux n’avaient pas bougé et n’avaient même pas semblé être gênés par les vocalises de 3P.
3P et Pacépaparla, une fois détaché, s’approchèrent des 2 malades.
" Dites-moi maître. Pourquoi ces 2 malades n’ont-ils pas réagi à ma chanson.
- Je crois en deviner la raison, jeune élève. Et c’est quelque chose que je subodorais, tout en le suspectant de façon divinatoire et interrogative (ça ne veut pas dire grand-chose mais ça fait littéraire). Vois-tu ces deux-là, souffrent du ventre. Il y en a un qui a mangé trop de fayots et bu trop de bière. Il s’est donc attrapé une inflammation carabinée de l’intestin. Il a mal au ventre en permanence et a des coliques de Titan.
- Colique de Titan ? C’est quoi ça, Grand Maître ?
- Des douleurs atroces dans le bidon… Si tu veux devenir un grand guérisseur, jeune élève, tu dois apprendre les termes savants : Coliques, vapeurs, hoquet, cirrhose...
- Grand Maître, on dit que dans ma famille, on est spécialiste du ventre. D’ailleurs, mon père s’appelle Paul Méchant Prout.
- Je sais élève ! Mais il aurait dû s’appeler simplement Paul Simple Gaz ! Cela est plus dans les termes de la faculté.
- Ça fait PSG… C’est bizarre comme nom ! PMP, ça lui va mieux.
- Tu as sans doute raison mais revenons à nos malades. Le second malade a fait une grosse dépression. Du coup, il s’est jeté sur la bonne nourriture : il a mangé du caviar, des homards, des chapons, de la volaille à tire-larigot, des gâteaux à ne plus savoir qu’en faire et du vin à ne plus savoir avaler. Si bien qu’il s’est payé, lui aussi une bonne inflammation des boyaux du ventre.
- Il n’a pas été raisonnable !
- Non, mais il avait les boyaux de la tête qui étaient dérangés. Voilà, ces 2 malades souffrent du ventre… On les a mis à la diète : plus rien à manger depuis 1 mois. Mais ils ont encore mal au ventre. En plus, ils crèvent de faim … Mais comme dit le dicton : « Ventre affamé n’a pas d’oreille » … Du coup, comme ils sont affamés, ils n’ont pas entendu ta chanson. Mais si tu es un vrai guérisseur, tu vas pouvoir les soulager.
- Apprends-moi vite, Grand Maître.
- Pose tes mains sur le ventre de celui-ci et répète après moi :
« De ce gros ventre, tu sortiras,
Bidon d’hippopotame, tu oublieras,
Boyaux d’éléphant, tu renieras,
Rototo de baleine, tu donneras. »
Obéissant au grand maître, 3P s’appliqua et dès qu’il eut fini son incantation, le malade fit un énorme renvoi puis il ouvrit les yeux et s’écria :
" Je n’ai plus rien ! Je n’ai plus mal… Vite, j’ai faim !"
Il se leva et partit tout courant. 3P se précipita vers le second malade et appliqua la même procédure. Même procédure, même résultat.
" Tu es devenu un vrai guérisseur, jeune élève. Maintenant, il nous faut régler le problème des femmes. Tu as vu que notre jeune infirmière n’a pas bougé. Comme toutes les femmes d’après ce que tu disais. Et que paradoxalement, elles trouvent ta voix mélodieuse et tes chansons fort plaisantes.
- C’est cela Grand Maître. Qu’elles soient malades ou non, elles me trouvent beaucoup de qualités et je deviens rapidement leur idole.
- Jeune élève, je pense que le seul traitement valable, dans ce cas, ce sont les bisous.
- Les bisous ! Mais ce n’est pas un traitement de guérisseur ! Je ne vais quand même pas donner des bisous à toutes les dames malades ?
- Pourquoi pas ! Et même aux dames en bonne santé. Je suis sûr que c’est un excellent traitement contre les maladies. Tu chantes pour guérir les hommes et tu donnes des bisous pour guérir les femmes.
3P était abasourdi, horrifié, tétanisé, comme momifié. Son cerveau se mit en ébullition, son cœur battait la chamade et ses doigts se crispaient. Comment pouvait-on demander à un guérisseur qui, par définition, combine la science, l’audace et l’empathie… Comment pouvait-on lui demander de ne soigner qu’avec des bisous… Et si c’était le cas, quelle tarification appliquer : 2 poulets le bisou… 9 sardines le bisou… 7 plumes de hibou le bisou ? De plus, quel sera le taux de remboursement de la sécurité sociale de la tribu et sous quelle forme ?"
Devant l’air accablé de 3P, Pacépaparla éclata de rire :
" Allons jeune élève, traiter par le bisou n’est pas ce qui est le plus désagréable. Je dirais même que tu as beaucoup de chance de devenir le grand spécialiste de la bisouthérapie."
Malgré ces paroles réconfortantes, 3P n’était pas sûr du sérieux de cette façon de faire.
Et, après avoir dit au revoir au Grand Maitre, il reprit la route du village. Il avait hâte de retrouver ses parents et voulait raconter sa mésaventure à Grospaté Encroute. Lui saurait sans doute le conseiller de façon plus intelligente. Plus il y pensait, plus il doutait de l’état cérébral du Gand Maître. Si les maladies des femmes se guérissait uniquement par les bisous, ça se saurait !
Arrivé devant le village, il fut arrêté par une grosse matrone habillée d’un gilet rose.
" Halte-là ! Où vas-tu garnement ? Ici c’est le rond-point de la revendication, réservé aux femmes en rébellion, pour le droit à la guérison sans recevoir des coups de bâton. Qui es-tu ?
- Je suis 3P, le guérisseur."
A ces mots, la matrone devint rouge écarlate et appela les autres gilets roses.
" Il est revenu ! Le guérisseur aux petits pieds est revenu. Prévenez- toutes les femmes du rond-point ! Branle-bas de combat ! La lutte va reprendre et on va le sacrifier comme emblème de notre juste cause. Nous avons le droit à la guérison comme tout le monde."
A ces mots, 3P fut entouré par un essaim de damoiselles qui le ligotèrent et l’amenèrent vers un bucher. Elles allaient le faire rôtir comme sur un barbecue.
Un superbe gilet rose se plaça juste devant lui. Elle était grande, blonde, avec des yeux d’un bleu azuréen, était vêtue d’une peau de panthère et tenait à la main un énorme os de mammouth (l’os de mammouth est un signe d’autorité et n’est transporté que par les chefs ou les cheffes).
" Alors, c’est toi le fameux guérisseur aux petits pieds ? C’est toi qui arrives à ne soigner que les hommes ? C’est toi qui procèdes à une discrimination sexuelle intolérable et inadmissible… Et c’est toi que nous allons immoler pour nous venger de ce comportement sexiste de la médecine."
N’écoutant que son courage et sa frayeur, 3P se lança dans une tirade digne du plus grand des avocats, expliquant d’où il venait, ce qu’il avait fait et laissant entrevoir qu’il avait une solution à ce problème de guérison féminine. La cheffe qui s’appelait Biquinisanbretelle regardait 3P d’un air dubitatif, pour ne pas dire méfiant.
" Bizarre ton truc ! Tu vas nous le prouver tout de suite. Qu’on amène toutes les camarades gilets roses qui sont malades. Et on verra bien si le guérisseur est efficace !"
Et rapidement un attroupement se fit devant 3P. Il y avait là une migraineuse, une ballonnée, une qui avait des poux, une autre qui avait un gros rhume, une autre, enfin, qui tombait dans le coma chaque fois qu’on lui marchait sur les pieds. Elles étaient plus de cinquante à attendre un traitement radical. Et 3P commença à donner des bisous. Certaines essayaient de tendre leurs lèvres mais 3P embrassait le front ou la joue. L’effet était impressionnant : guérison immédiate et complète. La femme arrivait presque mourante ; elle repartait en gambadant et en chantant. On nota un seul échec : une femme paralysée ne fut pas guérie par le bisou. Après enquête, il s’avéra que cette femme était un homme déguisé en femme. A l’annonce de cette supercherie, 3P se mit à chanter et du coup, la paralytique se leva et partit se rhabiller en homme.
Voici comment se termine l’histoire de 3P. Vous savez maintenant comment la médecine a fait de grands progrès. La tribu avait enfin un vrai guérisseur avec des remèdes spécifiques pour chacun. Seul inconvénient : la plupart des dames qui venaient se faire soigner par 3P tombaient amoureuses du guérisseur et elles voulaient toutes l’épouser. Pour éviter d’être harcelé en permanence, 3P avait réquisitionné sa grand-mère Cérumen Endiablé qui, postée à la sortie du cabinet de consultation, assénait systématiquement un grand coup de poêle à frire sur la tête de la femme qui venait d’être guérie. Ce n’est pas très médical mais, au moins, au souvenir de coup sur la tête, elle hésitait à revenir sans arrêt chez 3P pour obtenir des bisous.
Et 3P fut reconnu dans tout le pays des gens bizarres comme « Chanteur casserole et docteur Bisous ».
Même Hippocrate n'aurait pas pu inventer une telle histoire...
Note de l’éditeur : Hippocrate… Trop compliqué à expliquer